La révolution portugaise de 1974

Ce texte a été écrit en juin 1974, quelques semaines après l’effondrement de la dictature militaire de Caetano. Le militant et théoricien marxiste Alan Woods y analysait les forces et les faiblesses de la révolution portugaise, et mettait de l'avant des perspectives.

[Source]

La révolution portugaise a été une inspiration pour les travailleurs du monde entier. Après cinquante ans d’oppression brutale sous un régime fasciste, les travailleurs portugais ont démontré leur volonté irréductible de changer la société.

Le coup d’État du 25 avril (1974) ne fut pas un simple remaniement au sommet de l’État, mais reflétait les pressions énormes de la société dans son ensemble. Les terribles dépenses de ressources et de force de travail engendrées par 13 ans de guerres coloniales ont entraîné le Portugal — déjà le pays le plus pauvre d’Europe — au bord de l’effondrement économique.

Dans ce petit pays de 9 millions d’habitants, 40 % du budget va à l’armée. Les chiffres officiels révèlent que 40 % de la population est illettrée. 2,5 millions de Portugais ont été contraints à l’exil pour échapper à la pauvreté ou à la menace d’être envoyé, pour 4 ans de service militaire, dans les guerres africaines. Les dépenses énormes de l’État en armement ont entraîné la spirale de l’inflation jusqu’à des taux de 25 à 30 %.

Cette profonde crise économique et sociale a provoqué une scission dans les hautes sphères de la classe dirigeante. Il en est toujours ainsi : les révolutions commencent au sommet. Et comme ce fut aussi le cas en Espagne, les divisions au sein de l’Église portugaise ont clairement annoncé ce processus.

Les représentants les plus clairvoyants du capitalisme portugais ont compris qu’il devenait impossible de continuer à gouverner suivant les vieilles méthodes. Le mécontentement gagnait toute la société, y compris le secteur le plus sensible de l’État capitaliste : les forces armées.

Il est devenu clair, après 13 ans de combats, que les guerres en Afrique ne pouvaient pas être gagnées. Les forces portugaises au Mozambique étaient harcelées par le Frelimo (Front de Libération du Mozambique). De vastes régions de la Guinée-Bissau ont été arrachées au pouvoir colonial par le Gouvernement Révolutionnaire Provisoire, qui a été reconnu par de nombreux pays. Par ailleurs, 55 000 soldats s’enlisaient en Angola.

Chez les soldats portugais, la volonté de se battre s’est graduellement effritée. Les désertions se sont multipliées. Les jeunes travailleurs et paysans étaient peu disposés à quitter leur terre natale pour une guerre interminable qui n’était pas dans leurs intérêts.

Ceux qui se trouvaient en Afrique voulaient de moins en moins risquer leur vie dans la brousse. L’humeur contestataire s’est étendue aux jeunes officiers et aux sous-officiers subalternes, plus proches des soldats. Elle a par ailleurs trouvé une expression déformée dans les rangs les plus élevés de l’armée, à travers le livre du général Spinola : Le Portugal et le futur.

Ce livre, qui a été largement présenté comme appelant au retrait des troupes d’Afrique, a valu à Spinola une réputation de libéral, surtout lorsqu’il fut renvoyé par Caetano (le chef du gouvernement). Or, en fait, Spinola préconise de « préparer les colonies africaines portugaises de la Guinée, du Mozambique et de l’Angola à l’autodétermination, sous la forme d’une fédération reliée au Portugal. » Cette solution — qui est essentiellement identique à celle qu’avait proposée Caetano lui-même — implique deux choses. Premièrement, que le Portugal se réserve le droit « de préparer » les Africains à l’indépendance — c’est-à-dire de rester en selle jusqu’à ce qu’il les considère « prêts ». Deuxièmement, que les Africains souhaitent constituer une fédération avec le Portugal. Mais tous les discours sur la « fédération » ne sont qu’impostures et mensonges tant qu’un seul soldat portugais demeure sur le sol africain.

La publicité donnée à Spinola, dans la presse du Parti « Communiste » Britannique, est une lamentable falsification de la vérité. Les pages du Morning Star (journal du PC britannique) ont dépeint Spinola comme le type même d’un démocrate révolutionnaire. Ainsi, le 27 avril 1974, le Star mettait en première page une photo de Spinola avec ses troupes en Guinée, qu’il commentait de la façon suivante :

« Son séjour en Guinée a partout été marqué par de spectaculaires campagnes de popularités menées par les chefs tribaux et les Guinéens sous leur contrôle [!] — comme dans l’armée elle-même. Sa réputation parmi les militaires le définissait comme l’“homme des soldats” ».

Le Star n’estime cependant pas approprié d’expliquer la raison du « séjour en Guinée » de Spinola — c’est-à-dire son rôle comme commandant en chef de l’armée portugaise dans une guerre d’extermination contre les combattants de libération de la Guinée !

Un porte-parole du Gouvernement Provisoire de la Guinée-Bissau a décrit Spinola comme « l’homme des sourires et du sang ». Le Star ne fait, lui, aucune mention de la participation de Spinola à la guerre civile espagnole aux côtés de Franco. Toute sa vie, cet homme a loyalement servi la cause de la classe possédante et du fascisme. Mais soudainement, grâce au Morning Star, il est devenu un champion de la « démocratie populaire » !

Le coup d’État a été mené par les plus jeunes officiers du soi-disant « Mouvement des Forces Armées » (MFA). Comme le rappelle le Financial Times : « De toute évidence, le Général Spinola n’a pas été directement impliqué dans les préparatifs de la Révolution du 25 avril. »

Spinola et sa clique se sont placés à la tête du mouvement dans le but de le contrôler et de le limiter. C’est Marcello Caetano lui-même qui... « ... assis dans la petite salle de repos des casernes – assiégées par les forces rebelles — du centre-ville de Carno, a supplié Spinola de prendre la direction du pays “en tant que seul homme à pouvoir le sauver”. [...] Au même moment, des émissaires du quartier général des rebelles demandaient à Spinola d’assumer la présidence. » (Financial Times, 5 juin 1974) Ce faisant, comme l’apprenti sorcier, ils ont déchaîné des forces indépendantes de leur volonté.

Les chefs de la junte ont promis « d’accomplir un programme de salut pour le pays et de restituer aux Portugais les libertés civiles dont ils ont été privés ». En même temps, ils ont lancé un « appel au calme » et au soutien du pouvoir militaire pendant « une période de transition », au terme de laquelle des élections libres seraient organisées et une assemblée constituante formée.

Mais la nouvelle du renversement de Caetano a immédiatement jeté les masses dans la rue. Aucun discours, à la radio, n’a pu les arrêter. Les foules en colère ont pourchassé les policiers en uniforme et les indicateurs de la police. Plusieurs ont été tués, avant que les militaires ne les arrêtent — plus pour les protéger qu’autre chose ! Ainsi, la « liquidation de la police secrète » a été réalisée sans tarder par l’action des travailleurs eux-mêmes.

La junte a aussi promis de libérer les prisonniers politiques. Mais, ici encore, c’est l’action des masses qui a forcé la main des militaires : « La junte avait dit qu’elle libérerait tous les prisonniers politiques incarcérés ou en attente de jugement — exceptés ceux qui l’étaient pour crime — et que les prisonniers de Caxias devraient attendre les décisions officielles. » (Morning Star, 27 avril 1974)

La foule de 5 000 personnes qui a entouré la fameuse prison de Caxias exigeait la libération de tous les prisonniers, et rappelait ainsi sa promesse au nouveau régime.

Sans la permission ni les conseils de la junte, les travailleurs ont exercé leur droit de grève. De même, sans attendre le verdict des avocats, ils ont exercé leur droit à manifester : le 1er mai, 500 000 personnes ont manifesté dans les rues de Lisbonne. Les employés des journaux ont expulsé les rédacteurs fascistes, et, dans de nombreux cas, ils ont assuré eux-mêmes la parution des journaux.

Spontanément, les employés de la fonction publique ont tenu des réunions pour expulser les éléments fascistes qui étaient à la tête de leurs départements. L’humeur révolutionnaire s’est étendue comme un feu de paille à la base de l’armée. Les soldats paradaient avec des œillets rouges — symbole de la révolte — au bout de leurs fusils.

Le 1er mai, les marins ont manifesté avec les travailleurs, et portaient des banderoles réclamant le socialisme. Plus inquiétant pour la junte, une lettre est apparue dans le journal Republica, signée par des soldats, des marins et des aviateurs servant en Guinée qui y exigeaient la paix immédiate.

Spinola et sa clique regardaient avec horreur le mouvement des travailleurs portugais. Face à une mobilisation d’une telle ampleur, il était hors de question de recourir à la répression armée. L’armée elle-même aurait éclaté en morceaux.

Le courageux « démocrate » Spinola a décidé qu’il valait mieux rester discret. Les représentants des capitalistes et des propriétaires fonciers ont décidé d’attendre la fin de l’orage et de rechercher, en attendant, une solution de compromis provisoire.

Le bonapartiste Spinola a très bien compris que son aptitude à diriger et contrôler les masses passerait par le soutien des directions des syndicats et des partis ouvriers. Dans cette stratégie, le rôle principal a été joué par les dirigeants du Parti Communiste et du Parti Socialiste.

Avec l’arrivée de la démocratie, le PC et le PS ont soudainement connu une énorme croissance. De retour d’exil, Soares, le leader socialiste, et Cunhal, le leader communiste, ont été accueillis par des manifestations massives. Et tous deux se sont mis au service du « démocrate » Spinola.

Les dirigeants du PC, comme on l’a déjà vu au Chili et en Espagne, surpassaient tous les autres dans l’énergie qu’ils mettaient à proposer une alliance avec les généraux. Un premier rapport officiel du PC déclare : « Désormais, l’unité d’action de la classe ouvrière, des forces démocratiques et de la jeunesse est plus pressante que jamais, ainsi qu’une solide alliance entre les forces populaires et les militaires démocrates. »

Les différents messages que les dirigeants du PC ont adressés à la junte pour lui faire comprendre qu’ils étaient disposés à servir dans un Gouvernement Provisoire n’ont pas échappé à Spinola. Sous la direction, comme Premier ministre, de Da Palma Carlos, avocat de droite et chef d’entreprise, on retrouve un ministre des affaires étrangères « socialiste », un ministre « communiste » du Travail (naturellement !) et le leader du PC, Cunhal (sans portefeuille ministériel).

Cette situation n’est pas sans analogies historiques. Dans toute grande révolution, les premières phases rappellent toujours les « journées de février » de la Russie de 1917.

Avec le renversement du Tsar et l’irruption des masses populaires sur la scène politique, y compris des couches les plus arriérées et illettrées de la paysannerie, l’illusion de l’unité de toutes les classes sociales sur le programme de la démocratie a dominé. Les sentiments de soulagement et de victoire, dans les masses, en ont fait une proie facile pour la phraséologie des Mencheviks et des Socialistes Révolutionnaires, qui ont constitué un Gouvernement Provisoire avec les capitalistes « libéraux ».

Il est instructif de comparer la réaction de Lénine, alors exilé en Suisse, avec celle des « léninistes » portugais au moment de leurs « journées de février ». Le tout premier télégramme de Lénine aux Bolcheviks de Petrograd déclare : « Notre tactique : aucune confiance et aucun soutien pour le nouveau gouvernement. Kerensky [le chef “libéral” du gouvernement provisoire] est particulièrement suspect. Armer le prolétariat est la seule garantie. Pour des élections immédiates au conseil municipal de Petrograd. Aucun rapprochement avec les autres partis. » (Lénine, Collected Works, vol. 23, p. 292).

Au Portugal, le soi-disant Parti Communiste n’a cessé de plaider en faveur d’une coalition avec les partis du capitalisme « libéral ». Mais, comme le disait Lénine, ce n’est qu’en organisant la classe ouvrière, en l’armant et en lui inspirant la méfiance à l’égard des libéraux du genre Spinola-Kerensky, que les conquêtes des travailleurs peuvent être défendues et que la classe ouvrière peut engager sa conquête du pouvoir.

Au Portugal, un grand pas en avant a été franchi par la classe ouvrière. Les travailleurs estiment que le fascisme avait été vaincu par leur propre action. Ils sont en train de prendre conscience de leur force.

Cependant, aucun des problèmes fondamentaux se posant aux travailleurs n’a été résolu. L’arrivée de la « démocratie » les a simplement mis en relief. Les salaires — les plus bas d’Europe — continuent d’être minés par l’inflation. Le paysan pauvre est encore forcé de quitter sa ferme, la moitié de l’année, pour aller nourrir ses enfants. Le meilleur de la jeunesse portugaise est toujours captif de l’armée, pour quatre années de services à combattre dans d’insupportables guerres coloniales.

Pour la classe ouvrière, la démocratie n’est pas une vache sacrée, vénérée pour elle-même, mais un moyen d’atteindre son objectif. Si elle ne lui permet pas de résoudre les problèmes fondamentaux de son existence, elle perd toute valeur. Or la solution aux problèmes du peuple portugais est incompatible avec les intérêts de la classe des banquiers, des propriétaires terriens et des capitalistes, quelle qu’en soit la variété – fasciste ou « démocratique » !

En réalité, ce ne sont pas les lubies d’individus qui déterminent la forme politique que la classe capitaliste adopte temporairement (« démocratique » ou fasciste), mais le fait qu’elle se sente plus ou moins menacée par la classe ouvrière.

Instinctivement, les travailleurs portugais se servent des droits démocratiques pour faire avancer leurs propres intérêts de classe. A quoi bon le « droit de grève », s’il ne peut être exercé ? Les travailleurs voient dans la démocratie une chose concrète, pas une formule juridique. Ainsi, les boulangers, les marins, les ouvriers des chantiers navals, les facteurs, les chauffeurs d’autobus et de tramway, et même les agents douaniers, ont fait grève contre leur intolérable niveau de vie.

Que pensait le Morning Star de tout cela ? Simplement que ces grèves « ont suivi la manifestation tapageuse organisée, le dimanche 26 mai 1974, par l’ultra-gauche — manifestation que la troupe a dispersée avec des gaz lacrymogènes et des charges à cheval. »

Des gaz lacrymogènes et des charges à cheval ! Comme au bon vieux temps ! Les travailleurs ont pu mesurer la valeur de la « démocratie » capitaliste ! Sans scrupule, le Star assimile les grèves de masse à des manifestations de « gauchistes tapageurs ». Mais depuis quand les masses font-elles grève pour le compte de « gauchistes tapageurs » ? C’est le langage, non pas d’un journal ouvrier, mais de la pire presse patronale. Nulle part le Star ne mentionne la revendication des grévistes : un salaire mensuel minimum de 110 £. Comment expliquer ce silence ?

C’est que le Gouvernement provisoire, dans lequel est entré le Parti Communiste, s’est opposé aux grèves, qui étaient la réponse des travailleurs au misérable salaire minimum que ce même gouvernement leur proposait.

La politique économique de la junte « a été très bien accueillie par le patronat », commente, avec une évidente satisfaction, le Financial Times du 29 mai 1974. Mais les travailleurs, qui vivent misérablement, ne sont pas en mesure de l’approuver, fut-ce dans l’intérêt de la « démocratie ».

Les grévistes ont été couverts de boue par les médias (« la liberté de la presse »). Le général Galvao de Melo (un général « démocratique » !) a déclaré à la télévision : « Il est vrai que beaucoup de choses nous déçoivent, et l’ingratitude à l’égard de ce qui a été offert avec tant d’émotion et de dignité nous consterne. » Que les travailleurs aient pris le droit de grève au sérieux — voilà l’ingratitude qui consterne nos « généraux démocratiques » !

En leur temps, les Mencheviks russes accusaient Lénine et Trotsky d’être des agents allemands au service des « forces obscures » de la réaction. La même vieille chanson nous a été chantée par les « Mencheviks » portugais.

Le CDE — l’organisation des « démocrates » portugais — a prévenu que « l’ultra-gauche [était] en train de devenir l’alliée de la réaction. » (Morning Star du 29 mai 1974). La réaction est effectivement une menace. Mais d’où vient cette menace ? Le jour suivant, le Morning Star écrit : « Les dangers de la situation actuelle sont apparus lorsque le président Spinola, chef de la junte militaire, a déclaré qu’il n’hésiterait pas à user de la force au besoin. » Ainsi, sans le vouloir, le Morning Star nous indique la vraie nature de Spinola : un représentant impitoyable des intérêts du capital.

La force apparente de Spinola provient du fait que la classe régnante a perdu le contrôle de la situation, cependant que la classe ouvrière n’est pas encore prête à prendre le pouvoir. En Bonaparte portugais, Spinola se tient dans l’espace laissé vacant, balançant entre les deux classes et les jouant l’une contre l’autre. Aux travailleurs, il promet la liberté ; aux capitalistes, il promet — plus sincèrement — que tous les « excès de la liberté » seront écrasés.

Malgré cette force apparente, le pouvoir de Spinola repose sur des bases fragiles, à savoir un équilibre instable entre les deux classes fondamentales. Une poussée décisive des organisations ouvrières balayerait le régime bonapartiste de Spinola et mènerait les travailleurs portugais au pouvoir, ce qui ébranlerait le monde entier. Cependant, les masses demeurent paralysées par leur propre direction.

La question principale reste celle des guerres en Afrique. Les travailleurs et les soldats portugais veulent la paix. Or la guerre se prolonge insupportablement. En dépit des négociations avec la Guinée-Bissau, l’armée portugaise a augmenté ses effectifs au Mozambique. Almeida Santos, ministre responsable des colonies, l’a récemment indiqué : « Nous avons l’intention de continuer la guerre contre les guérilleros du Frelimo, au Mozambique, jusqu’à un accord de cessez-le-feu. » Bien qu’ils réalisent que la situation est désespérée, et qu’ils seront certainement obligés de se retirer, les généraux s’accrochent toujours à l’espoir de maintenir un vestige de puissance portugaise en Afrique. Il semble qu’ils soient désormais prêts à abandonner la Guinée-Bissau, où leur échec est complet.

Cependant, l’année dernière, les richesses en pétrole et minéraux de l’Angola ont permis au Portugal de réaliser un surplus commercial de 104 millions £ — dont la plus grosse partie est allée financer les guerres au Mozambique et en Guinée. La tactique de Spinola consiste à tergiverser et à manœuvrer — sous couvert d’« autodétermination ».

Mais les guérilleros africains ne sont pas dupes. Le docteur Agostinho Neto, un leader du Mouvement Populaire de Libération de l’Angola, a répondu : « Nous rejetons tout référendum organisé par le Portugal, lequel contrôle, en Angola, l’administration, l’armée et la police. »

Lamentablement, les représentants du Parti Communiste dans le gouvernement de Spinola manquent à leur devoir élémentaire : réclamer le retrait immédiat et sans condition de toutes les troupes portugaises postées en Afrique. Cunhal, le leader du PC, joue les feuilles de vigne « de gauche » pour le compte de la politique coloniale de la junte.

« Nous nous dirigeons vers une solution politique des guerres coloniales, basée sur l’autodétermination. La guerre coloniale est une question très complexe. La majorité du gouvernement, avec ici ou là quelques désaccords [!], partage un même point de vue sur cette question. Il n’y a pas de solution militaire, mais seulement une solution politique. L’essentiel est de négocier, pour trouver les bases communes d’une solution. » (Morning Star, 20 mai 1974)

Ces lâches dérobades n’enlèvent rien au fait que les chefs portugais du PC ont abandonné leur rôle de leader des masses africaines et portugaises en lutte. Au lieu de l’unité avec les opprimés, ils ont choisi l’unité avec les oppresseurs.

Ceci dit, toute tentative, de la part de la junte, d’intensifier la guerre en Afrique entraînerait une fracture dans les forces armées — de la base jusqu’au sommet. La majorité des appelés sont favorables à la paix et constituent une arme on ne peut plus incertaine entre les mains des généraux. N’oublions pas que les capitalistes américains ont finalement dû se retirer du Vietnam, leurs soldats y étant démoralisés et ne voulant plus se battre.

Si les capitalistes portugais s’obstinaient, le même processus se développerait rapidement en Afrique. En quelques mois, ils seraient probablement contraints de reconnaître leur défaite. Les frénétiques négociations de Soares (leader du PS) en sont déjà une indication.

Les chefs du Parti Communiste offrent aux guérilleros africains... des négociations avec Spinola. Au même moment, ils demandent aux travailleurs portugais, qui se battent pour un salaire décent, « du calme, de la prudence et de l’unité ». (Morning Star, 21 mai 1974) Enfin, les masses en lutte sont amalgamées à la mystérieuse « ultra-gauche, qui pourrait ouvrir la voie aux forces réactionnaires. » (Cunhal, cité dans le Morning Star, 21 mai 1974)

Si l’importance donnée par le PC à l’« ultra-gauche » est risible, il serait erroné d’ignorer les dommages que ces derniers peuvent causer. Alors que des marxistes doivent se donner pour objectif de lutter patiemment pour gagner les militants du PC et du PS à leur programme, le sectarisme de l’« ultra-gauche » ne peut que désorienter le mouvement. L’agitation futile et les aventures prématurées peuvent renforcer les forces de la réaction.

Les chefs du PC utilisent exactement les arguments des Mencheviks, en 1917, qui accusaient les Bolcheviks d’aider la réaction. Or, en réalité, c’était la politique lâche des Mencheviks qui permettait à la droite de se regrouper et de porter des coups à la révolution. Seule la politique de classe des Bolcheviks, implacablement opposée à toutes sortes de politiciens capitalistes, a permis aux travailleurs de briser la réaction et de prendre le pouvoir.

Cunhal et compagnie ont à plusieurs reprises juré fidélité à leurs « alliés » capitalistes. Ainsi, le journal du PC portugais Avante écrit : « L’absence d’unanimité de vues, et même l’existence de différences marquées sur certains problèmes essentiels, ne signifie pas que le Parti Communiste Portugais ne respectera pas scrupuleusement le compromis conclu avec les autres forces démocratiques, y compris le Mouvement des Forces Armées. » (Morning Star, 25 mai 1974) Au grand meeting organisé à Lisbonne, le 4 mai, par le PC, les orateurs « ont condamné les tentatives de diviser et de tromper les travailleurs portugais, de formuler des revendications exagérées et de déclencher des grèves à tout prix. Tous les orateurs ont insisté sur le besoin de l’unité de la classe ouvrière, de son unité avec le reste du peuple, avec le mouvement démocratique et le Mouvement des Forces Armées. » (Morning Star, 27 mai 1974)

En ce qui concerne les colonies, Cunhal a l’audace de remarquer qu’« une partie des forces armées ne voit pas encore assez clairement [!] quels sont les moyens et les échéances de la résolution de ce problème. » Pourtant, dans la même édition du même journal, le nouveau chef des armées, Da Costa Gornes, a pour sa part fait toute la lumière sur cette question : « Tant que les mouvements de libération n’auront pas jeté les armes », a-t-il déclaré en arrivant à Luanda, « la guerre continuera... ». Voilà le genre d’« autodétermination » que Spinola a en tête.

Les problèmes sociaux qui se posent aux travailleurs, aux paysans, aux soldats et à la jeunesse du Portugal ne peuvent pas être résolus sur la base du capitalisme. Si la politique des dirigeants du PC et du PS n’est pas remise en cause, il y aura inévitablement, dans un futur proche, des heurts sanglants.

Si les espoirs et les aspirations des masses sont déçus, une issue sanglante devient inévitable, comme la leçon du Chili nous l’a montré. La politique de la collaboration de classe qui se couvre sous le nom de « Front Populaire » a toujours mené la classe ouvrière aux plus terribles défaites.

La classe ouvrière britannique a depuis longtemps appris à ne pas accorder sa confiance aux promesses des politiciens libéraux du capitalisme. Ses seules grandes victoires ont toujours été obtenues par la lutte et le sacrifice des travailleurs eux-mêmes. Les travailleurs du Portugal en viendront rapidement aux mêmes conclusions.

Vive la Révolution Ibérique !

Défense du droit de manifester et de faire grève !

Des élections libres maintenant !

Paix immédiate en Afrique !

Aucun arrangement avec les politiciens capitalistes et aucune confiance en Spinola !

Armement des travailleurs pour la défense des droits démocratiques !

La terre aux paysans et les usines aux travailleurs !

Pour le gouvernement des travailleurs et des paysans !

Sur la base d’un tel programme de combat, les travailleurs portugais pourraient unir toutes les couches appauvries et opprimées de la société dans la transition du Février Portugais en Octobre Portugais, lequel pourrait avoir un effet bien plus décisif, sur l’histoire de l’humanité, que la Révolution russe elle-même.